Au cinéma québécois, les talents sont nombreux mais les chiffres ne sont pas le reflet fidèle de ce talent. Parmi sept réalisateurs de long métrage de fiction, seule une femme s’y faufilera. En documentaire, elles sont un tiers de femmes cinéastes.
Pourtant, les réalisatrices en devenir sont nombreuses sur les bancs de l’école et on pensait que l’industrie avait bel et bien ouvert les portes du prestigieux long métrage de fiction aux femmes, il y a 40 ans, lorsque Mireille Dansereau réalisait La vie rêvée. Malheureusement, il est encore utopique de croire que la parité est aujourd’hui la norme derrière le grand écran. L’organisation montréalaise Réalisatrices Équitables mène une lutte de front afin de voir les réalisatrices obtenir un jour la moitié du paysage cinématographique qui leur revient.
« La pensée magique qui consiste à croire qu’il n’y a plus d’inégalités et que cela s’améliore est malheureusement fausse », déplore Nicole Giguère, réalisatrice et membre du conseil d’administration de Réalisatrices Équitables (RÉ). Si « nous attendons que le nombre de réalisatrices augmente en laissant faire le système tout seul, la parité sera obtenue dans très, très longtemps ».
RÉ documente, analyse et publie de nombreuses études sur la situation des réalisatrices québécoises. Née à l’issue d’une rencontre avec la cinéaste et activiste française Coline Serreau il y a presque dix ans, l’organisation était auteure d’une première lettre en 2007, L’équité pour les réalisatrices? Une Belle Fiction!, dressant l’état des lieux d’une situation qui, contre toute croyance, avait empirée et demeure préoccupante. Signée par 40 cinéastes, dont un homme, les femmes du cinéma revendiquaient dans ce manifeste leur « part de l’imaginaire » sur nos écrans.
Qu’en est-il aujourd’hui en 2016? Guère mieux si on prête attention aux chiffres de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et de Téléfilm Canada.
Les Québécoises sont loin d’être les seules à solliciter le gouvernement fédéral et les organismes de financement afin de réagir au faible taux de réalisatrices en fonction. L’association torontoise Women In View effectue le même labeur dans le Canada anglophone afin de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes au sein de l’industrie du cinéma.
De la fiction et du documentaire
Le nerf de la guerre demeure le long métrage de fiction où la marginalisation des femmes ne peut être ignorée. Seulement 10% des fonds de Téléfilm Canada sont accordés aux réalisatrices pour les fictions. La SODEC ne fait guère mieux avec son 19%. Depuis 2002, ce pourcentage n’a pas augmenté.
Les femmes préfèreraient-elles le documentaire? Il serait faux de croire qu’elles trouvent refuge au sein de ce genre moins onéreux et moins populaire. « Le nombre de femmes en documentaire est plus élevé mais ce n’est pas encore la parité », note Nicole Giguère.
Selon l’étude Encore Pionnières effectuée par RÉ, l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ) et l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM (IREF) en 2011, ce sont surtout les complications rencontrées en long métrage de fiction qui les poussent à s’inventer ailleurs. Une réalisatrice interrogée par l’association se confie dans l’anonymat :
J’ai tellement eu de difficulté à faire accepter mes projets de fiction que je me rabattais sur un documentaire en me disant : « je n’aurai pas à avoir trop peur de montrer des aspects de moi qui risquent de choquer ou de [faire dire aux gens] “c’est quoi cette femme là ?” »
Le documentaire ne protège cependant pas plus les réalisatrices de l’inégalité. Seulement 30 % des montants totaux accordés par la SODEC et Téléfilm Canada pour la subvention des documentaires leur sont accordés chaque année.
L’Office national du film du Canada (ONF), le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) ainsi que le Conseil des arts du Canada (CAC) semblent en revanche prendre la route de la parité. Ces institutions, qui ont la particularité de s’adresser directement aux cinéastes, ont octroyé de plus en plus de fonds aux femmes en dix ans.
L’ONF déclarait d’ailleurs en mars dernier que la parfaite moitié de son budget serait désormais consacrée aux projets des cinéastes féminines. « Nous sommes très heureuses des initiatives que l’ONF met en place depuis quelques années en faveur de la parité », indique Nicole Giguère. « Mais il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup moins d’argent en jeu et que l’institution ne produit plus de long métrage de fiction depuis longtemps. Et c’est dans ce domaine prisé que les femmes demeurent encore plus absentes. »
Lors de l’enquête Encore Pionnières, Anna Lupien remarquait en effet que « les réalisatrices se sentent de fait beaucoup mieux accueillies dans les programmes [films documentaires et indépendants] où les sommes octroyées sont modestes et où la sélection repose sur un jury de cinéastes ». Ainsi, plus les budgets accordés dans les programmes sont conséquents, moins les femmes sont susceptibles de les décrocher. « Lorsque nous sommes en présence de projets qui ne peuvent pas être déposés directement aux organismes par les réalisatrices [SODEC, Téléfilm Canada], oui, il y a moins de femmes choisies dans ces programmes », rappelle madame Lupien.
Des intermédiaires à la recherche de rentabilité
Vus comme peu rentables, pas assez commerciaux ou ne répondant tout simplement pas aux standards, les films réalisés par les femmes semblent se perdre quelque part à l’intérieur d’un long processus de sélection.
Lorsqu’un ou une cinéaste ne peut poser directement son projet auprès des programmes de financement, il ou elle doit passer par une maison de production, un distributeur ou un diffuseur. L’esquisse de son film doit alors réussir une véritable course au financement en passant chaque étape cruciale avec succès. « Dans bien des cas, ce sont les qualités commerciales qui inciteront les distributeurs à investir », caractérise Anna Lupien. « Aussi, puisque les femmes réalisent moins de films à fort potentiel commercial, elles sont particulièrement touchées par les difficultés liées à la distribution de leurs films. »
Il y a trois ans, dans sa publication Les enjeux du cinéma indépendant : LA DISTRIBUTION?, RÉ s’adressait ainsi à la SODEC et au ministère de la Culture du Québec : « La SODEC ressemble de plus en plus à un studio américain et de moins en moins à un groupe chargé de redistribuer l’argent des contribuables afin qu’ils jouissent d’un cinéma diversifié et représentatif de la culture du Québec. »
La tendance semble favoriser les caractéristiques commerciales, mettant à mal le cinéma indépendant et les réalisatrices. « On ne s’attend pas à cela de la part du monde du cinéma, nous sommes dans le domaine de la culture quand même! Pourquoi un film qui aborde des thèmes plus féminins ne pourrait pas intéresser les hommes, et pourquoi on prend pour acquis qu’un “film de gars” intéresse toujours les femmes? », regrette la réalisatrice Nicole Giguère.
Peu de modèles féminins pour la relève
Le septième art, qui se veut un « miroir » de notre société, nourrit ainsi des conséquences visibles pour la moitié de la population du Québec. Non seulement le manque de femmes à la réalisation se fait sentir dans le processus de représentation des individus, mais il n’offre surtout aucun modèle aux futures réalisatrices.
Les jeunes femmes sont nombreuses à étudier les métiers du cinéma. À vrai dire, nous pouvons parler ici de parité. En 2011, elle était entre 43 et 45% d’étudiantes dans les principaux programmes universitaires. Mais peu de films réalisés par des femmes implique peu d’exemples auxquels s’identifier pour les étudiantes en études cinématographiques. Plusieurs réalisatrices consultées par RÉ restent convaincues que cela constitue un « handicap important » puisque la formation universitaire sera essentiellement axée sur la découverte du métier à travers un panel d’œuvres réalisées par des hommes.
Six des sept professeurs hommes de cinéma, toutes matières confondues, que nous avons sondés ont confié ne pas aborder la problématique du manque de femmes dans le septième art lors de leurs cours. Ils expriment cependant encourager leurs étudiantes tout autant que leurs étudiants. Anabelle Lavoie, jeune réalisatrice et diplômée de la Mel Hoppenheim School of Cinema de l’Université Concordia demeure satisfaite de sa formation :
J’ai eu la chance d’avoir un professeur qui nous a permis de réaliser plusieurs courts-métrages dans la même année; nous étions donc tout autant amené à réaliser que les hommes, raconte-t-elle. Je crois que cela m’a beaucoup aidé à développer une certaine confiance en moi que je n’aurais pas eu sinon.
Le professeur de l’Université de Montréal, Hubert Sabino, enseigne le cinéma québécois et s’attache à aborder tant ses aspects historiques et sociaux que ses conflits actuels qu’il juge pertinents lors de l’apprentissage. « Je trouve important d’attirer l’attention des étudiant-e-s sur la sous-représentation des femmes derrière la caméra. À cet effet, les enseignant-e-s doivent être sensibles à l’importance d’inclure [dans leurs cours] des films tournés par des femmes afin de suggérer qu’être une réalisatrice, c’est quelque chose de tout à fait normal! »
Les trois cinéastes, Isabelle Hayeur, Hélène Klodawsky et Vanya Rose ont émis dix conseils aux jeunes réalisatrices. Leurs deux premières recommandations consistent à accorder la priorité à leur travail et à oser se placer en chef d’équipe lors des projets universitaires puisqu’ils constituent la première carte de visite des cinéastes émergents. « On observe souvent lors des courts métrages scolaires, les hommes se placer plus facilement au poste de réalisateur alors que les filles, toutes proportions gardées, se relèguent elles-mêmes aux postes d’assistantes », observe Nicole Giguère. « On ne veut surtout pas culpabiliser les jeunes femmes, elles ont le droit de travailler à un rythme différemment, mais par contre elles doivent être encouragées tout autant que les jeunes hommes. »
Les récents prix, notamment celui du meilleur film, remportés par Léa Pool en 2016 lors du Gala du cinéma québécois parait apporter un vent de renouveau. « De plus, de nombreuses réalisatrices québécoises, telles qu’Anne Émond, Chloé Robichaud ou encore Sophie Deraspe, sont retenues et parfois couronnées par des festivals canadiens et étrangers », rappelle M. Sabino. « Ces prix nous révèlent que, bien trop discrètement évidemment, la situation est en train de bouger. »
Alors, une révolution des mentalités s’avèrerait possible à travers l’encouragement des femmes cinéastes aujourd’hui, dès leurs études, afin de rendre possible leur travail derrière la caméra demain. « Plus il y aura des exemples de femmes cinéastes, plus cela deviendra répandu que des femmes exercent cette profession », ajoute-t-il.
Mais loin d’être uniquement le carcan du cinéma, l’égalité des chances reste le cheval de bataille au sein d’une multitude de milieux socioprofessionnels et culturels. « Je choisi d’en parler [à mes étudiantes], de leur dire, de leur faire prendre conscience de ce fait, mais je ne peux pas non plus les obliger à prendre une place qu’elles ne veulent pas prendre », rapporte la professeure en cinéma et communication, Joëlle Rouleau. « Il serait essentiel de commencer la sensibilisation à l’égalité des chances dès le plus jeune âge et non pas une fois rendu en études universitaires. »
Dès lors, pour tenter de résoudre le problème de cette inégalité, aucune formule magique, mais une piste de solution venue d’Europe.
Aller chercher la parité
Parmi d’autres programmes financiers souhaités par RÉ afin de faire place aux réalisatrices, une mesure inusitée en Amérique du nord veut que les fonds publics alloués au cinéma puissent servir de manière la plus équitable possible : c’est la mixité égalitaire.
Imaginée par la présidente de l’Institut du film en Suède, Anna Serner, et appliquée avec succès dans le pays (26 % de réalisatrices en 2013 pour 50% en 2015), la mixité égalitaire est une mesure que RÉ préconise aux organismes de subventions depuis quelques années. Ce protocole consiste à mettre en place un système de type « 40-60 » c’est à dire que 60 % des sommes pourront être octroyées à des projets réalisés par des hommes ou par des femmes et, par conséquent, jamais moins de 40 % du budget ne pourra être consenti à l’autre groupe.
Cette forme de discrimination positive instaurerait donc obligatoirement un droit à obtenir la vision des femmes. « Parler de quotas c’est très compliqué », mentionne Nicole Giguère. « C’est certain qu’aucune femme ne veut être choisie parce qu’elle est une femme, mais présentement elles ne le sont pas justement à cause de leur sexe! »
RÉ recommande aux institutions de commencer par appliquer la mixité égalitaire au sein d’un programme destiné aux jeunes créateurs, permettant ainsi aux cinéastes en herbe de persister dans leurs carrières.
« Nous avons appris qu’Anna Serner est invitée par la SODEC cet automne. On espère ainsi qu’ils réfléchissent sérieusement à la mixité égalitaire pour nos réalisatrices québécoises », confie Nicole Giguère. Du côté de Téléfilm Canada, une pétition nommée Téléfilm, This Is Easy lancée par Naomi Jaye, appelle l’organisme à mettre en place cette mixité égalitaire déjà pratiquée en Australie, en Irlande et en Suède. « Cette pétition indique que c’est le moment d’agir, c’est simple, maintenant que notre conjoncture politique semble plus que favorable à l’égalité des sexes », ajoute madame Giguère.
Malgré des efforts et des espoirs, « changer un cinéma qui a été bâti dans un monde d’hommes, ça ne se fait pas du jour au lendemain », rappelait Léa Pool, en 2011, lors du dévoilement de l’étude Encore Pionnières.