Si on vous disait que le Canada occupe le 19e rang de l’indice de la parité hommes-femmes, quelle serait votre réaction? Surpris? Déçu? Cet indice, élaboré par le Forum économique mondial, démontre que la voie tracée par les féministes des années 1970 se paye encore. Au cœur de cette disparité baigne la conciliation travail-famille, laquelle demeure la plupart du temps la responsabilité des mères.
Nathalie Collard, journaliste à La Presse et coauteure de trois ouvrages (dont Le bébé et l’eau du bain avec le Dr Jean-François Chicoine), se penche sur ce constat dans son essai Qui s’occupe du souper? Travail-famille : L’affaire des deux parents. Mère de deux filles et belle-mère d’un garçon, elle fait de la vie — ô combien remplie — des femmes une priorité dans ses réflexions sur l’état du féminisme et de la famille en 2016.
De là s’amorce la réflexion sur des thèmes bien connus des femmes et maintes fois documentés : le syndrome de la perfection, la culpabilité omniprésente, le déchirement entre la carrière et la famille. Pour chacun de ces sujets, des témoignages de personnalités connues pour qui cette conciliation est un défi.
Les nouveaux sujets de questionnement surgissent bien plus loin. À cet égard, les deux derniers chapitres cachent des angles méritant d’être approfondis. En premier lieu, la nécessité de repenser le modèle familial en considérant son conjoint comme partenaire à part entière de l’aventure. En second, la flexibilité et l’ouverture d’esprit de l’employeur face aux défis que vivent ses employés également parents d’enfant à charge. Selon l’auteure, ces deux pistes renferment ce qu’il manque à l’émancipation des femmes et elle défend son point de vue avec finesse.
Les pères : de vrais partenaires de la vie familiale
La présence du père dans la vie de famille a énormément évolué dans les dernières décennies. On y apprend que 80% d’entre eux profitent du congé de paternité au Québec. C’est immense comparativement au maigre 15% dans le Canada anglais. Nathalie Collard nous fait un bilan bien étoffé de cette prise de conscience des pères d’ici et nous rappelle que « […] peu importe la profession ou le métier qu’on pratique, l’implication des pères est une des clés qui permettent d’envisager l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle à l’intérieur d’un couple. Sans doute la clé la plus importante. »
Malgré ces avancées, une question sous-jacente plane tout au long de la lecture : les femmes veulent-elles vraiment laisser de la place aux hommes? La journaliste nous fait douter de ce désir en évoquant la levée de boucliers lorsqu’il a été question de transférer des semaines du congé parental au père dans un avis du Conseil du statut de la femme pour un partage équitable du congé parental en avril 2015. Les femmes y ont vu une atteinte à leurs acquis. Le projet n’a pu prendre son envol.
« Si on veut donner une chance aux hommes de voir s’ils sont capables d’avoir les mêmes responsabilités que les femmes face aux enfants, dit la présidente du Conseil, il faudrait renoncer à prendre l’entièreté du congé parental. »
En parallèle, Nathalie Collard brosse le portrait de la situation en Islande, pays qui accorde trois mois de congé de paternité. Constat? Le partage des tâches leur est si naturel que les parents ne comprenaient pas les questions de la journaliste concernant la conciliation. Une des pistes pour éviter l’essoufflement des femmes peut se trouver ici : plus un homme s’occupe tôt de son enfant, plus il sera enclin à comprendre tout ce que cela implique à la maison .
On dit souvent aux femmes de lâcher prise sans toutefois les outiller. Qui s’occupe du souper? vise juste en poussant la réflexion sur leur volonté à vouloir partager les tâches ET les pouvoirs. Le changement de mentalité quant à la conception du couple comme étant une équipe, une vraie, doit s’opérer. De belles pistes d’introspection à emprunter… et que peu de femmes osent explorer.
Employeurs : un changement de mœurs s’impose
Nathalie Collard attend le tout dernier chapitre de son essai pour amorcer une réflexion pourtant primordiale à la conciliation travail-famille : le rôle des employeurs. Si repenser le fonctionnement de la famille est sur la bonne voie, redéfinir celui du marché du travail ne va pas au même rythme. Être parents, c’est 24 heures sur 24 et pas uniquement hors les heures de travail. Les patrons l’ont-ils oublié?
Dans un premier temps, il est désolant de constater qu’encore aujourd’hui un certain nombre d’employeurs n’encouragent pas leurs employés masculins à s’impliquer dans la vie de famille. L’idée préconçue selon laquelle l’organisation familiale (rendez-vous, repas, inscriptions aux activités, etc.) demeure principalement l’affaire des femmes persiste. Force est donc d’admettre que le modèle de la famille vu de l’extérieur est encore à l’image d’un temps qu’on croirait révolu.
Un passage du livre laisse bouche bée. L’auteure a interviewé la chasseuse de têtes Louise Descarie, PDG de la firme de recrutement de cadres La Tête Chercheuse, qui avoue qu’elle rencontre encore des dirigeants d’entreprise qui demandent à privilégier l’embauche d’hommes sous prétexte qu’ils ne quitteront pas en congé parental prolongé et qu’ils ne s’absenteront pas régulièrement du travail pour les enfants. Choquant, vous dites? Pourtant, de nombreuses études démontrent que les entreprises les plus innovantes et profitables ont des femmes à la haute direction. Valoriser les congés et le temps accordé à la famille chez les employés masculins pourrait aider les femmes à prendre leur place au travail.
Heureusement, le chapitre se clôt en laissant entrevoir une lumière au bout du tunnel. Alors que tout porte à croire que la conciliation frappe un mur en raison des employeurs, l’auteure nous en présente quelques-uns ayant osé le changement. Et ça marche! Ainsi, certains ont cessé d’évaluer la performance de leur personnel par leur simple présence au bureau. Des adaptations telles que le télétravail et les heures d’arrivée flexibles aident la gestion de la vie familiale et, nécessairement, les femmes dans leur carrière.
Transformer les priorités au travail exige aussi une volonté en ce sens de la part des dirigeants : s’ils adhèrent au principe des accommodements familiaux, ils en feront la promotion. Les employés sentiront qu’ils peuvent s’absenter pour leurs enfants si leurs supérieurs en font autant. Nombreux sont les travailleurs, surtout les hommes, hésitant à profiter des mesures mises en place par peur d’être ostracisés. Il faut briser le plafond de verre des préjugés concernant le modèle traditionnel de la famille.
Un outil de réflexion
Qui s’occupe du souper? constitue davantage un outil de réflexion et que de solutions quant à la conciliation travail-famille. Sans apporter d’angles novateurs à ce grand sujet maintes fois traité, il présente des études et des statistiques récentes, lesquelles aident à dresser un portrait plus clair de la situation. Les témoignages ont tout pour nous encourager à persévérer. Ils animent et facilitent la lecture et, du même coup, allègent la lourdeur de ce sujet dont les solutions demeurent multiples et complexes.
Cependant, la plupart de ces témoignages viennent de femmes que l’on qualifierait aisément de superwomen (Josée Boileau, Katia Gagnon, Dominique Anglade, Pauline Marois). Difficile de nous identifier à ces femmes au parcours hors norme qui nous ramènent un peu trop à notre vie ordinaire. Il n’en demeure pas moins que l’empathie éprouvée à la lecture de leurs histoires nous force à nous rallier à leur cause – qui est également la nôtre : le « tout avoir » est-il possible?
La recherche d’un équilibre entre vie familiale et professionnelle demeure le grand défi des parents-funambules de notre époque. Si on en parle autant, c’est sans aucun doute parce que le défi est de taille et les solutions, pas toujours faciles à trouver. À travers l’essai de Nathalie Collard, nous pouvons y réfléchir, nous remettre en question et – qui sait – envisager d’autres avenues.