Argent, pouvoir, ambition. Ces mots, qu’on associe traditionnellement à l’homme, prennent un tout autre sens lorsqu’on les conjugue au féminin. Comme si la femme ne pouvait se les approprier sans commettre (encore!) le péché originel.
Deux poids, deux mesures?
« S’il existe une association qui fait encore l’objet de tabous, c’est bien celle des mots femme et argent. Les femmes sont sur le marché du travail depuis à peine 50 ans. Qu’une femme travaille, c’est une chose, mais qu’elle ait du pouvoir et qu’elle fasse de l’argent, ça, s’en est une autre. »
Et Janie Duquette sait de quoi elle parle. Elle a à peine 28 ans lorsqu’elle devient la patronne de DEJA Musique. « Entre 2000 et 2005, mon entreprise a connu une ascension vertigineuse, on a vendu un million d’albums. C’est forcément venu avec beaucoup de succès et beaucoup d’argent. » L’agente et productrice conduit une Audi, porte des vêtements griffés, bref affiche son statut de femme d’affaires. « Et on me reprochait ça, en coulisse on disait de moi que je dilapidais les fonds de l’entreprise. » Pourtant, il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de critiquer la luxueuse résidence de Donald ou encore la Mercedes qu’il conduisait.
Janie fait l’analogie avec la figure maternelle de la femme : « Quand tu es une femme et que tu gères le bien collectif [de l’entreprise], tu es un peu comme une maman — et une maman, ça ne dépense pas l’argent de ses enfants. » Elle avoue cependant ne pas avoir prêté attention à ces médisances, peut-être un peu par naïveté, mais surtout par manque de temps pour s’attarder à ce genre d’obstacles.
Parler d’argent
Janie envoie donc un message bien clair aux femmes qui ont de l’ambition et qui veulent réussir : « Ne gaspillez pas votre énergie à combattre les tabous. Concentrez-la à devenir prospères , à décider de vouloir faire de l’argent et à vous dire que ce que vous apportez au quotidien a de la valeur. »
Quand on lui demande si les femmes doivent apprendre à assumer l’argent et, surtout, à en parler, Janie acquiesce sans hésiter : « Celles qui le font paient parfois pour. Mais les femmes doivent s’unir pour en parler de manière solidaire afin de changer les perceptions. »
Elle cite pour exemple Éliane Gamache Latourelle qui, en 2014, écrit La jeune millionnaire : « Ça prenait énormément de couilles — pardonnez-moi l’expression — pour écrire ça. » Le livre a fait beaucoup jaser à sa sortie, et Janie croit que l’auteure devait savoir qu’il ferait l’objet de controverse. « Elle a vraiment voulu donner la permission aux filles de dire qu’elles veulent de l’argent, ajoute-t-elle. C’est un effort louable. Dommage qu’encore aujourd’hui, cet effort emporte certains sacrifices. »
Légitimer le pouvoir
L’expérience de Janie Duquette lui a démontré que, probablement par manque de modèles, les équations femme + argent et femme + pouvoir suscitent la critique . Une jeune femme qui occupe une position de pouvoir voudra apporter du changement, et le changement entraîne de la résistance. « Et qui dit résistance aux changements dit critique », fait remarquer Janie.
Elle ajoute que les femmes ont une arme de choix pour survivre à la critique : la solidarité. « Il faut se tenir entre nous, ajoute-t-elle, il faut réveiller la fibre solidaire des femmes. » Elle croit qu’une femme qu’on critique, c’est une femme qui est en train d’accomplir quelque chose, et quelque chose de bon. « Car lorsqu’une femme réussit, clame-t-elle, ce sont toutes les femmes qui réussissent. Et celles qui réussissent doivent être célébrées. »
Voilà pourquoi Janie Duquette applaudit vivement la récente nomination de Danièle Henkel à titre de Personnalité d’affaires qui inspire le plus la confiance des Québécois, détrônant ainsi Guy Laliberté. « N’est-ce pas formidable, demande-t-elle? Comme fille qui travaille pour la prospérité au féminin, je serais bien heureuse qu’elle puisse monnayer cette reconnaissance. Le défi des femmes se trouve justement là : apprendre à monnayer notre apport. »
Apprendre à négocier
Les femmes sont réputées être de bonnes négociatrices… pour les autres! Elles en paient donc le prix. Dans un billet publié l’an dernier dans L’actualité, la journaliste Noémi Mercier rapportait d’ailleurs que, selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec, l’écart salarial entre les femmes professionnelles et leurs collègues masculins était de 4,19$ l’heure (c’est-à-dire 7 625$ dollars par année!). Cet écart étant souvent le fruit d’une piètre négociation au moment de l’embauche.
Mais l’art de la négociation au féminin, ça s’apprend. Janie Duquette en est la preuve : elle s’est d’abord fait les dents en tant qu’avocate, puis à titre d’agente d’artistes pour le compte de Donald K. Donald. « J’étais féroce et redoutable quand il s’agissait de mes clients. » Par contre, c’est avec le grand patron lui-même qu’elle doit négocier pour elle-même. Et Donald, comme elle l’appelle, était un négociateur né. Ce talent, il en avait fait sa marque de commerce. « Disons que ma tâche la plus difficile dans l’entreprise, lance-t-elle, c’était de négocier pour moi-même avec Donald. »
L’un des plus grands défis de sa carrière aura été l’acquisition des droits de l’entreprise. « La négociation a duré un an, lâche Janie, et il s’agit de l’expérience la plus difficile et la plus éducative de ma vie professionnelle. » Janie Duquette s’entoure donc d’une équipe de conseillers et d’avocats pour l’épauler durant les négociations.
Les pourparlers ont lieu alors qu’elle s’occupe en parallèle de la carrière de quatre artistes très sollicités aux quatre coins du Québec, et pour qui Janie gère quotidiennement une équipe de 150 personnes. « Je faisais cette négociation-là entre minuit et deux heures du matin. Donald, c’est quelqu’un qui négocie solide. » À tel point que certains ultimatums de son ancien patron la poussent à quelques reprises au bord du précipice.
De son aveu, elle aurait pu tout perdre durant cet épisode : son entreprise, ses artistes, son travail. « J’ai joué à la roulette russe pendant un an », se souvient-elle. Avec le recul, elle admet que négocier dans de telles conditions n’était pas la meilleure façon de faire : « J’ai fait des erreurs, mais elles m’ont beaucoup appris. J’ai eu à négocier d’autres transactions importantes depuis, et je n’ai pas fait les mêmes erreurs. »
Reconnaitre sa valeur
Dans le milieu artistique, les femmes négocient moins ferme que les hommes, souvent par peur de ne pas être aimées. L’actrice américaine oscarisée Jennifer Lawrence, vedette notamment de la saga des Hunger Games, a fait à ce propos une sortie fracassante dans un billet intitulé Why Do I Make Less Than My Male Co-Stars?
Elle raconte qu’en apprenant par la bande [NDLR : après le piratage informatique des studios de Sony Entertainment] l’écart salarial entre elle et ses partenaires masculins, c’est envers elle-même qu’elle a formulé des reproches. La jeune femme s’en est voulu de n’avoir pas su bien négocier son cachet dès le départ, sous prétexte qu’elle n’avait pas envie de se battre pour des millions de dollars dont elle n’avait, selon ses propres mots, « franchement pas besoin ». Elle a surtout eu peur de ne pas être aimée et de passer pour « difficile ».
Janie Duquette reconnaît que l’industrie du divertissement ne fait pas figure d’exception en matière d’inégalités salariales. Mais celles qui savent négocier tirent bien leur épingle du jeu et font de belles et longues carrières. Elle ajoute, un peu à la blague : « Au lieu de me négocier une augmentation de salaire, moi j’ai négocié l’achat de l’entreprise. » Elle est d’avis que les femmes doivent reconnaître leur valeur ou, comme le dit si bien Sheryl Sandberg, qu’elles doivent se considérer comme un actif.
Trouver l’équilibre
Selon Janie Duquette, posséder argent et pouvoir n’est pas incompatible avec un équilibre de vie, au contraire. Mais cela aussi, elle l’a appris durement. Comme elle le raconte dans son livre, elle-même a bien failli s’oublier, convaincue qu’elle réaliserait sa vie personnelle une fois que sa vie professionnelle se serait calmée. « J’étais complètement passionnée par mon travail et heureuse dans cette vie. Quand on est dans le feu de l’action, on ne réalise pas le vide. » C’est au moment de la maladie et du décès de sa grand-mère que Janie fait une prise de conscience qui lui permet d’éviter le burn-out qui, elle en est convaincue, la guettait au tournant.
« À la jeune fille, j’ai envie de lui dire de se faire un plan de carrière ET un plan de vie, insiste-t-elle. De se mettre sur la liste des priorités. » Pour Janie, il est clair qu’une vie épanouie passe nécessairement par une vie équilibrée qui, elle, mène à l’abondance, quelle que soit la définition qu’on en a. « Selon des principes spirituels et de logique simples, quand on fait ce qu’on aime et ce pour quoi on possède les aptitudes, on est vraiment à notre place, et l’abondance suit. »
Janie mentionne à ce propos les résultats d’une très longue étude menée par la Harvard Medical School qui conclut qu’un être heureux et équilibré réussit mieux. « Il est impossible pour une personne qui travaille 100 heures par semaine de mener une vie équilibrée et ainsi aller dans le sens de la prospérité, soutient-elle. C’est scientifiquement prouvé. Ce modèle-là est appelé à changer, car si on veut prendre de meilleures décisions, si on veut mieux rayonner en tant qu’entreprise et en tant que personne qui contribue par son travail dans une entreprise, on a tout avantage à être équilibré et à être heureux. »
En d’autres mots, il faut prendre le temps d’aimer autant que de travailler. « Ça, les femmes le savent déjà et maintenant qu’elles sont en position de pouvoir, elles sont en mesure d’influencer ces structures-là. »
Redéfinir les modèles
Il est clair que nous vivons la fin du modèle qui prévalait encore jusqu’à récemment, où l’homme donnait tout à son employeur pendant que la femme s’occupait du reste à la maison. « Ce modèle-là est révolu, il n’existe plus », insiste celle qui est convaincue que les entreprises doivent participer au changement de modèle en s’adaptant à la nouvelle réalité de vie de leurs employés .
« Il y a à peine deux ans encore, ajoute-t-elle, c’était une utopie. Aujourd’hui, certaines entreprises ont déjà commencé à implanter des programmes et s’occupent davantage de l’équilibre de leurs employés. » Janie croit fermement qu’au bout du compte, ce sera plus payant pour tous, dans le sens large du terme.
Depuis les 50 dernières années, les femmes se sont transformées et ont appris à jouer deux rôles à la fois : le leur, et celui des hommes. « Les femmes sont maintenant capables de tout faire et elles occupent tout l’espace, dit-elle. Mais elle est où, la place du gars, là-dedans? Avant, c’était simple : l’homme était pourvoyeur, la femme, ménagère. Maintenant, il faut redéfinir complètement les rôles. C’est difficile d’être un jeune garçon aujourd’hui », conclut-elle. Elle croit donc que les femmes doivent aider les garçons à se refaire une place dans ce nouveau modèle.
Pour Janie, il ne fait aucun doute que les hommes doivent faire partie de la nouvelle équation. « Nous vivons encore dans un monde pensé et bâti par les hommes, rappelle Janie. Mais nous, les femmes, possédons un atout de taille : notre capacité de recevoir, d’être à l’écoute. On peut transformer cette vision de la performance. »
Elle ajoute que la vision au féminin est une ressource naturelle qui ne demande qu’à être exploitée. « Allons chercher de nouvelles façons de penser, de nouvelles façons de faire, propose-t-elle, et on va transformer nos entreprises, pour le bien de tous. » Elle parle de complémentarité, de collaboration. Jamais de compétition. « La meilleure équipe au monde, c’est un homme et une femme qui travaillent ensemble pour le bien de tous. »
Ainsi, argent, pouvoir et ambition se conjugueront tout aussi bien au féminin qu’au masculin.